26 novembre 2005

Ils entrèrent en intelligence collective : "L'Ecole Mutuelle"

En parcourant ce jeudi les allées d'un salon de l'éducation particulièrement riche de rencontres et de découvertes, je m'aventure parmi les tables de la librairie de la ligue de l'enseignement. Là, mon regard est attiré par un livre d'Anne Querrien : "L'Ecole Mutuelle - Une pédagogie trop efficace ?"

Déjà, le titre suscite l'envie de découvrir l'ouvrage ... je m'aventure jusqu'à sa 4ème de couverture. Extraits choisis : "Ce livre raconte l'histoire de l'école mutuelle dans la France de la Restauration. Une histoire totalement oubliée, interdite, car elle met en doute le caractère progressiste de notre école républicaine (...) les élèves travaillent en petits groupes : ceux qui ont compris expliquent aux autres. Tour à tour, chacun est élève et répétiteur (...) Les différences de niveau ne sont plus un obstacle au bon fonctionnement mais deviennent son moteur. Or cette école a été fermée parce qu'on lui reprochait deux choses : les élèves apprenaient en trois ans le curriculum prévu pour six et ils n'apprenaient pas le respect du savoir !"

Ce livre doit décidément pouvoir plaire ! Et quand je découvre que la préface en a été rédigée par Isabelle Stengers, mon attrait pour cet ouvrage ne fait que croître. Tout cela parce que, voici quelques années déjà, j'ai apprécié l'intelligibilité de sa pensée dans "La nouvelle alliance", écrit avec Ilya Prigogine. Ses engagements ont ensuite su forcer mon respect; en quelques mots, elle nous convainc de l'urgente nécessité d'étudier les propos d'Anne Querrien.

Avec une intelligence fulgurante, elle expose dans ces prolégomènes sa familiarité avec les propos de l'auteur; elle plaide pour un enseignement empreint d'humilité et du désir sincère que l'individu se construise, toujours oscillant entre apprentissage et transmission, alternant avec détermination entre sa singularité et les collectifs auxquels il appartient. Convoquant tour à tour Ivan Illich et Michel Foucault, Isabelle Stengers nous renvoie sans ménagement aux grandes utopies de nos années d'adolescence, où nous rêvions naïvement qu'aussi bien école que prison deviendraient un jour des lieux où l'humain construirait sa singularité par et pour la cité; elle nous rappelle ainsi que la seule politique dans laquelle on puisse se reconnaître, c'est celle qui favorise l'émergence, dans tous les espaces de nos existences, de "lieux capables d'accueillir les questions, les exigences, les doutes (...) venus de tous les milieux sociaux et culturels, et de les réunir dans une communauté d'apprentissage qui ferait du sens critique une valeur vivante." (p. 16)

Autre parallèle, troublant, lorsque notre attention est également dirigée vers la familiarité qu'entretiennent inconsciemment les logiciels relationnels et l'école mutuelle : "Alors qu'Illich parlait du “droit d'apprendre”, ce qu'Anne Querrien décrit a quelque chose à voir avec un agencement machinique (...), c'est-à-dire un type de composition collective impliquant “l'émulation, la sympathie imitative”, semblable à celui qui a impulsé et créé les artisans de la Toile." (pp. 16-17) Avant que se concluent les pages introductives de cet ouvrage salutaire, nous aurons enfin pu partager la conviction que "penser à partir de la réussite contingente de l'école mutuelle (...), c'est substituer à la question de l'égalité et de la différence des individus la question du processus qui requiert et suscite la force d'un collectif. Les valeurs associées à un tel processus sont politiques au sens où elles lient l'appropriation des savoirs avec l'exercice d'une coopération qui affirme l'hétérogénéité comme une ressource, non comme un obstacle ou une difficulté." (pp. 18-19) Une conviction que partagent sans nul doute les membres de Wikipédia, au regard des termes de leur charte.

Voilà musique qui devrait être douce aux oreilles des arpenteurs que nous sommes des wiki- et blogosphères, compagnes immatérielles de notre planète. Nous reviennent à ce propos les mots de Marshall McLuhan, qui affirmait "qu'il ne peut y avoir de passager sur le vaisseau Terre, nous sommes tous membres de l'équipage"; pour que notre rêve citoyen devienne réalité, pour que grandisse une "intelligence connective", ne nous appartient-il pas alors de nous emparer de ces avatars du web, pour qu'éclosent des lieux qui n'auront que le sens critique de leurs habitants pour seul dénominateur commun, au service d'une communauté d'apprentissage riche de la diversité des questionnements issus de sociétés et de cultures bigarrées ?

La lecture de ce travail va se poursuivre, avec passion, tout comme je dévorai avidement le "maître ignorant", de Joseph Jacotot voici quatre ans déjà. Déjà grand merci, mesdames Querrien et Stengers. Ces quelques pages ont fait remonter du fond de ma mémoire cette journée des années '70 où je m'étais rendu au tableau, à la demande d'un certain P.J., notre prof. de maths. Je ne sais toujours pas ce qui avait motivé sa demande, trop fier que j'étais de pouvoir y étaler ma science; j'imaginais simplement qu'il avait besoin de mon aide pour tenter d'expliquer à d'autres ce point d'algèbre qui leur demeurait obscur. L'algèbre, c'était le terrain de jeu où je régnais quasiment sans partage, j'en aurais maîtrisé les points les plus obscurs même en dormant, une vraie passion de mes quinze ans. La passion ne s'est pas fracassée pour autant ce jour-là sur ce tableau noir couvert de calculs, mais c'est là, à la frontière entre l'estrade et les bancs de mes camarades dubitatifs, que j'ai réalisé pour la première fois "qu'avoir compris n'est rien si on ne s'est pas heurté à cela seul qui fait penser : qu'un autre, une autre, puisse ne pas comprendre." (p. 19)

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